Chacun cherche son Chave, RVF

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Jean-Louis Chave se cache sous une étiquette mythique. Derrière la façade anonyme, on ne reçoit guère. Mais quand la porte s’ouvre, c’est sur un sourire. Et quand le verbe sort, ce n’est pas pour rien dire. Les grands hommes sont parfois derrière les grandes bouteilles…

 

La RVF : Votre nom est un mythe. Qu’est-ce qui fait Chave ?

Jean-Louis Chave : Il n’y a pas de mythe. Notre nom, on le doit à cette appellation. Il figurera toujours en plus petit qu’elle sur l’étiquette. On est Hermitage avant d’être Chave. La colline reste, les hommes passent. L’humilité est capitale dans la notion de grand vin. Il faut savoir s’effacer pour laisser s’exprimer un grand terroir. Cette colline en est un. Seuls 130 hectares ont cette chance. Là, plein sud, la syrah atteint ses limites septentrionnales… Vous savez, l’idéal d’un cépage du Sud qui mûrit lentement à son extrême Nord. Hermitage est un patrimoine rare. Un monument historique. Le vigneron n’est qu’une partie de cette histoire. Il ne fait qu’interpréter un terroir et une origine selon des usages loyaux, locaux et constants. Autrefois, on ne parlait pas de qualité, mais de fidélité. Voilà toute l’histoire des AOC qu’on est en train de piétiner pour se vouer à la Marque. Notre nom n’en est pas une. Nous voulons seulement faire des vins vrais par rapport à cette origine.

 

La RVF : Mais qu’est-ce que l’Hermitage?

Jean-Louis Chave : Je cherche obstinément la réponse pendant les assemblages. Vous avez fait le tour des barriques, goûté les parcelles d’argiles, de loess, de poudingues, de granits… Chacune a sa personnalité. Incroyablement tranchée. De la vinification à l’élevage, nous la laissons s’exprimer. Tous ces vins sont de l’Hermitage mais pas encore l’Hermitage. Il faudra un peu de chaque élément pour y répondre. Quand les vignerons d’ici cherchaient à s’agrandir, ils ne convoitaient pas la terre semblable qui jouxtait la leur, ils allaient chercher ailleurs les types de sols qu’ils n’avaient pas. Ici, on n’est pas dans la nuance géologique, on n’est pas dans la différence…on est dans la confrontation ! Autrefois, on ne parlait pas de syrah. Le cépage n’est qu’un vecteur de tout ce bazar géologique.

 

 

La RVF : Mais au final, il n’y aura qu’une cuvée de blanc et une seule de rouge. Vous en écartez même une partie pour la vendre au négoce. L’assemblage est donc crucial?

Jean-Louis Chave : C’est un moment fascinant parce qu’il n’y a aucune vérité. Et pourtant, le seul où tu exprimes ton propre choix. Dans ce métier où tout nous est imposé, où la nature dicte le jeu, il s’agit de faire le mieux possible avec ce qu’elle nous a donné. Mais je ne crois pas à la magie de l’assemblage. Il est aussi soumis à des règles chimiques. C’est une affaire d’objectivité. Tu dois être méthodique, ne pas te laisser influencer, oublier les vignes que tu préfères, les raisins que tu trouvais plus jolis… Et toujours rester dans la sincérité. Le beau vin est dans la sincérité. Je ne sais pas exactement ce qui définit Hermitage. Rien n’est systématique. Je sais seulement qu’il est facile à goûter.

 

La RVF : Vous devez pourtant tenir à une idée du grand vin d’Hermitage?

Jean-Louis Chave : Comme c’est compliqué… Il est facile de voir Cornas dans la rusticité, de définir Saint-Joseph dans le terrien. J’adore ces vins. Ils s’expriment d’un bloc. Hermitage rebondit. C’est une promenade. Une première gorgée mets le pas dans les loess. On pose le verre un instant puis on le reprend pour aller voir une autre parcelle. Le granit peut être un peu serré. L’argile apportera une chair. Et toutes ces facettes doivent se répondre, harmonieusement, comme une musique…Mais toujours, les paysages s’expriment grâce au soyeux des tanins. On pourrait avoir l’impression qu’on a enlevé de la matière. Mais non. Hermitage a une force dans sa discrétion. Il est comme en lévitation.

 

La RVF : Vous aimez votre appellation au point d’en avoir pris la présidence?

Jean-Louis Chave : Je ne suis plus président d’Hermitage. C’est fini. Je rentrai fou des réunions. J’ai démissionné. Je me suis épuisé. Ça s’appelle de la politique. Ce n’est pas pour moi. La France vient d’exploser son système d’AOC alors que le Nouveau Monde nous l’envie. L’actuelle réforme de l’INAO ne tient qu’au « process ». On nous demande de fabriquer un produit et de suivre une démarche, comme dans l’industrie. Maintenant, on va détacher un gars qui va venir te contrôler et te sanctionner si tu n’as pas le bon nombre de cuves ou la bonne température de cave… Les grosses structures ont besoin de ce « process », il est même nécessaire au négoce pour s’appuyer sur une traçabilité. Mais surtout pas les vins de terroir !

 

La RVF : René Renou, ancien président de l’INAO, a pourtant mis en place cette réforme pour retrouver de la crédibilité dans les AOC. Vous semblez croire qu’on s’en est éloigné ?

Jean-Louis Chave : Tout n’est plus que business. L’AOC sert désormais à faire vendre. On veut faire croire aux gens qu’il y a un profil type derrière chaque appellation. Mais le vin n’est pas reproductible. Les étrangers ne viennent pas en France pour aller manger dans des restaurants concepts. Ils ont les mêmes chez eux. Le produit a une marque alors que le vin a une origine. La marque, tu la déposes, c’est la tienne. L’origine, on en est seulement co-propriétaire. C’est un patrimoine collectif. On est là parce qu’il y en a eu d’autres avant. Dans cette révolution, les grandes appellations avaient de vraies responsabilités. Elles auraient du s’imposer des cahiers des charges draconiens. C’est ce que René Renou attendait de nous. Désormais, elles sont noyées dans le système. On rentre dans les mêmes clous que les autres. Hermitage aurait pu être moteur et tirer l’ensemble vers le haut, montrer une issue par le mieux, un salut par la qualité… ça se vend, la qualité. En récrivant les décrets d’appellation qui nous régissent, on aurait pu s’imposer une sérieuse éthique, aller très loin… Mais on a dit : « on interdit rien » donc on autorise tout. Finalement, ils ont peut-être raison. Quand tu y réfléchis, pourquoi dire non au chimique et autoriser l’osmose ? Si on n’avait pas eu le désherbant chimique ici, peut-être que les grandes pentes de l’appellation auraient disparu… C’est compliqué d’interdire, mieux vaut laisser la liberté. Mais ça reste un réel danger.

Ailleurs en France, il y a des vignerons qui disent non à l’appellation, s’affichent en « Vin de Table » et revendiquent juste un boulot. Si c’est la seule façon de continuer à exister, pourquoi pas ? Peut-être qu’il vaut mieux cultiver son jardin.

 

La RVF : On ne vous sent pas très optimiste…

Jean-Louis Chave : Et pourtant je le suis ! Les gens passent mais les terroirs restent. Tout ça arrive à point nommé, à une vraie période difficile. Même si je suis inquiet parce qu’on prend plutôt les grandes décisions lorsque tout va bien… Quand tout sera vraiment nivelé vers le bas, il y aura un besoin de retourner à de vraies valeurs. Cette crise est une réelle remise en question. Avant, on avait les guerres pour ça… On va revenir à l’essentiel, laisser enfin les choses s’exprimer dans leur jus. On arrivera à faire comprendre aux gens que simple ne veut pas dire facile . Ça se passe aussi en cuisine. Et ce n’est pas le marché qui impose ça… En France, on a une richesse extraordinaire. Dans les terroirs, et dans les gens ! Notre petit monde de vins « sincères » a la chance d’être bu. Il y a derrière tout cela un vrai besoin de culture et d’authenticité.

 

La RVF : Vous voyez l’avenir du vin dans son intellectualisation?

Jean-Louis Chave : Absolument. Mais sans les travers humains… Je me désole en voyant tous ces clubs de dégustations qui se mettent à vingt pour disséquer une bouteille et t’envoyer un rapport de dix pages. Celui qu’on écoute, c’est celui qui a reconnu un goût de bouchon la première fois… Je m’interdis même d’aller voir ce qu’on pense de moi sur internet. Rien de constructif . Du bluff. Beaucoup d’ego. Il est d’ailleurs assez masculin. Et assez français.

Je mise beaucoup plus sur l’humilité des femmes. Pour elles, le vin n’est pas prétexte à s’affirmer.

 

La RVF : Là encore, il y aurait un manque d’humilité?

Jean-Louis Chave : Le beau vin, c’est celui qui donne un plaisir pour parler d’autre chose. C’est un vin simple. Autrefois, l’Hermitage se buvait au bistrot et les gars en changeaient quand ils savaient qu’il y avait un meilleur arrivage chez le collègue. Il n’y a pas si longtemps, c’était incroyable pour un paysan d’exporter. On montait à Paris tout tremblant avec nos échantillons.

 

La RVF : C’est important de ne pas perdre la mémoire?

Jean-Louis Chave : Je crois que si le vigneron connaît son histoire, on va faire de grands pas. Mon père m’a appris un principe : « la vérité est dans les vieilles bouteilles. » Et ce moment-là est merveilleux. Quand les discussions vont et viennent, que les gens philosophent et que doucement, tu extirpes le vieux bouchon posé par l’arrière grand-père. Et tu l’imagines… à cette époque, les raisins venaient de Tain en charrette. On vendangeait toute la journée parce qu’on ne faisait pas la route pour rien. Le soir, on mettait ça sur le pressoir et probablement qu’on attendait le lendemain pour presser, peut-être même que c’est le voisin qui s’en occupait parce qu’il fallait y retourner… Aujourd’hui, on nous parle d’oxydation. On nous dit que ce n’est pas possible de faire des vins sans bâtonner…

 

La RVF : Mais vous ne pensez pas que la modernité a du bon?

Jean-Louis Chave : Le plus gros progrès technique, pour nous, c’est la maîtrise des températures. On peut désormais refroidir les raisins quand ils arrivent pour bien utiliser nos levures indigènes, profiter des paliers de températures qui plaisent à chacune pour les laisser s’exprimer dans leur diversité. Le tout sans SO2, dans l’idéal… Mais c’est le vignoble qui conditionne cette vie. On y fait un tel travail que, si on pouvait s’en passer, je le ferai pour épargner les gens. Ce qui ne serait pas juste, c’est qu’on ne pioche pas alors qu’on en a les moyens. Le grand vin, c’est probablement celui du vigneron pauvre sur un petit terroir mais c’est aussi celui du vigneron riche parce qu’il peut se permettre de le valoriser. Bien sûr qu’il faut être bio dehors, évidemment qu’il faut être naturel en cave.

 

La RVF : Votre préférence va aux vins naturels?

Jean-Louis Chave : Je me surprends même à apprécier des vins dans lesquels je reconnais des défauts, probablement par réaction à la standardisation. Mais je ne pourrais pas les livrer. Même si on est proche du « sans soufre », on s’en écarte pour rester fidèle au terroir. Si c’est lui qu’on veut, on n’a pas le droit à une déviation. Nous sommes responsables du devenir du vin.

 

La RVF : Et le vôtre a besoin de temps?

Jean-Louis Chave : Il lui faut au moins une décennie pour éclore. Notre grand luxe, c’est d’avoir une clientèle qui peut attendre. C’est à la bouteille qu’il faut laisser le temps. On ne le rattrapera pas avec la carafe. Carafer trop longtemps, c’est aussi le fatiguer. La carafe est utile pour la limpidité et doit seulement redonner un peu d’air. On tombe trop souvent dans l’excès parce qu’on veut de l’expressif.

 

La RVF : On vous sait très attaché à la restauration?

Jean-Louis Chave : C’est le théâtre de la bouteille. Dans l’accord mets-vins, il faut tout de suite qu’il ait des choses à dire. Mon père multiplie les expériences pour savoir combien de temps il faut à chaque bouteille pour répondre à table. Le dialogue avec la restauration est indispensable si on ne veut pas en être réduits à faire des vins de dégustation. Mais on arrive sur des vins de cracheurs qui ont du mal à s’accrocher à la cuisine. Même les Américains se lassent des grosses structures. Sur cinquante ans, on a eu des moyennes de degrés autour de 12,5. Désormais c’est 14. Il n’y a que la minéralité qui tiendra le vin face au réchauffement.

Je veux faire des vins de buveurs.